mardi 31 juillet 2012

Le brevet unitaire européen ou le symbole de la désunion...

source:http://breese.blogs.com
La France tend a prendre conscience du rôle qu'elle a à jouer en matière d'influence normative comme le montre le rapport de M. BUQUEN, Délégué  interministériel  à l’Intelligence économique,   « Les  stratégies  d’influence  de  la  France  dans  le  domaine  de  la normalisation  internationale » (pdf).
Toutefois, comme l'explique Claude Revel dans son dernier livre(1), « La France n’est pas assez présente sur les questions stratégiques, pour « formater » l’avenir. Il manque une coordination de l’influence pour pouvoir définir des priorités et appliquer des politiques adaptées ».

Cette coordination fait défaut tant sur le plan national que sur le plan européen.

Ainsi, parmi les enjeux stratégiques d'influence, et donc de compétitivité, la protection du patrimoine immatériel joue une rôle prépondérant et l'exemple des difficultés rencontrées pour mettre en place un véritable brevet unitaire européen est le symbole de ce manque de coordination.

Petit rappel

Le 5 Octobre 1973 était signée la « Convention sur le brevet européen (CBE) » à Munich,  traité multilatéral instituant l'Organisation européenne des brevets et  « brevet européen ».

Les objectifs  affichés par les états contractants étaient de :
  • renforcer la coopération entre les États européens dans le domaine de la protection des inventions,
  • obtenir une telle protection dans ces États par une procédure unique de délivrance de brevets et par l'établissement de certaines règles uniformes régissant les brevets ainsi délivrés, 
  • conclure une convention qui institue une Organisation européenne des brevets et constitue un arrangement particulier (...).
Toutefois, le brevet européen créé par la convention n'est pas un titre unitaire valable dans tous les pays signataires : il s'agit d'un groupe de brevets nationaux indépendants.
Une demande de brevet unique dans une seule langue permet de bénéficier de la protection dans tous les pays contractants.

Le 29 juin, le président du Conseil européen, Herman Van Rompuy, a annoncé que vingt-cinq pays avaient trouvé un accord sur le brevet unitaire européen.
Mais le Parlement en a décidé autrement et a annulé (le 02 Juillet) le vote prévu le 4 juillet sur le sujet, au motif, notamment, de la suppression dans le texte de certains articles liés entre autres aux droits du titulaire du brevet unique pour empêcher des tiers de l'utiliser sans consentement, et à certaines exceptions au brevet.

Les deux pays manquants n'étaient autres que l'Italie et l'Espagne qui ont refusé de participer pour protester contre la non-reconnaissance de l'italien et de l'espagnol comme langue officielle (Français, Anglais et Allemand) de rédaction des brevets...

D'un autre côté, la France, l'Allemagne et l'Angleterre se livraient un féroce combat pour accueillir le siège de la juridiction centrale du brevet unitaire.
Il avait finalement été décidé que la juridiction centrale aurait son siège dans la capitale française, et que l'administration serait à Munich.
Les affaires seraient jugées à Paris pour le secteur du textile et de l'électricité, à Londres pour les sciences du vivant, la chimie et la pharmacie, et à Munich pour l'ingénierie et la mécanique...

Quand on sait qu'aujourd'hui plus de 60 % des demandes de brevets européens proviennent de pays non européens, le premier étant les Etats-Unis (24 % du total), suivi du Japon qui devance l'Allemagne (2), et que, selon Benoît BATTISTELLI, Président de l'Office européen des brevets, le brevet unitaire réduirait de 70% les coûts administratifs et financiers, nous ne pouvons qu’espérer que les discussions reprennent et permettent au projet de sortir de cette nouvelle impasse.

Cet exemple est caractéristique des difficultés de la France à mettre en place une véritable stratégie d'influence.
Elle doit  jouer à un double voire à un triple degré : elle doit d’abord être cohérente en son sein et parler d’une voix uniforme pour espérer, ensuite, jouer son rôle au nom de et avec l’Europe sur l’échiquier international.
Dans ce dossier ,comme dans d'autres, la France doit désormais jouer  son véritable rôle et permettre aux entreprises françaises et européennes de lutter à armes égales dans le nouvel ordre mondial.

(1) "La France : un pays sous influences ?" Claude Revel, Éditions Vuibert, juin 2012
(2) source: Les échos.fr

Pour aller plus loin:
Convention sur le brevet européen (texte officiel)
Office européen des brevets
http://www.europaforum.public.lu

mercredi 25 juillet 2012

La fuite des technologies : une véritable menace pour le Japon


NIKKEI BUSINESS (magazine hebdomadaire japonais) a consacré son dossier spécial du 9 juillet 2012, au thème "l'espionnage industriel d'aujourd'hui - pourquoi le Japon ne peut pas protéger ses technologies".

Vol d'informations sensibles par des employés étrangers
Un ancien haut fonctionnaire dans le domaine de la sécurité déplore l'incompétence de la gestion d'informations dans les entreprises japonaises. Il alerte sur l'espionnage industriel fréquent au Japon réalisé par les Chinois (avec forte implication de l'armée), en citant quelques affaires récentes :
  • En 2007, un employé de DENSO ( fabricant de pièces détachées, groupe TOYOTA), ingénieur chinois a dérobé 135000 documents concernant 1700 différents produits, y compris 280 informations de différents types classées "secrets industriels". Cet ingénieur, âgé de 41 ans (à l'époque), est arrivé au Japon en 1990 et a commencé à travailler à DENSO, après avoir fait des études à l'université à Pekin et travaillé dans une entreprise nationale de domaine militaire en Chine.
  • Le 27 mars 2012, un employé chinois de 31 ans, résident au Japon depuis 10 ans, a été arrêté pour avoir violé la loi sur la prévention de la concurrence déloyale ( 不正競争防止法違反) pour la société MAZAK (YAMAZAKI MAZAK CORPORATION, un des plus grands fabricants des machine-outils dans le monde). Ce dernier a volé 2 documents comportant des plans de fabrication des machines-outils avant de donner sa lettre de démission 3 jours plus tard. Les documents comportaient des données transposables pour une utilisation militaire et étaient classés "document confidentiel". Vers le 9 mars, le suspect s'était connecté aux réseaux d'entreprise à partir de son ordinateur portable prêté par l'entreprise, et avait copié des documents sur son disque dur. Il a été mis en examen, la police continue son enquête.
On peut évidemment évoquer la manque de vérification au moment du recrutement, trop de confiance et pas assez de précaution.
Mais, la fuite de technologies ne se fait pas simplement par la "fuite" d'informations organisée par certains employés étrangers.

Fuite de cerveaux

La conjoncture économique actuelle très difficile crée plusieurs conditions pour augmenter la fuite des technologies :
  • 46 % des grandes entreprises disent que si 1USD = 76 Yen continuait plus de 6 mois, elles délocaliseraient leur usines et leur centre de Recherche et Développement à l'étranger.1
  • Des licenciements massifs ont été réalisés au Japon, notamment dans les secteurs de l'électrique et de l'électronique.2 Suite à ces licenciements, un grand nombre d'ingénieurs hautement qualifiés sont sur le marché du travail. Certains acceptent ainsi de travailler dans des entreprises étrangères malgré leur préférence pour les sociétés japonaises.
En fait, il y a un enjeu majeur pour la quête des ingénieurs japonais qualifiés en Asie. Non seulement les Chinois, mais aussi les industries coréennes et taiwanaises sont en concurrence pour dénicher et acquérir les meilleurs ingénieurs japonais.

Un ingénieur japonais (né en 1962, ancien employé dans une entreprise japonaise de fabrication des matériels de précision) est parti chez Samsung SDI (groupe SAMSUNG) en 2002. Depuis 2010, il est conseiller à AUO (entreprise taiwanais, leader en écran LCD). Il témoigne des circonstances dans lesquelles il a rejoint Samsung :
C'était il y a 10 ans. Je suis allé dans un restaurant à Tokyo, indiqué par le Président de Samsung SDI. Il m'attendait dans une pièce privée avec le Vice-président et le Directeur général. Ils sont venus de Corée du Sud pour me convaincre.
" Nous avons décidé de développer les écrans OLED (Organic Light-Emmiting Diode, diode électroluminescente organique) comme coeur de business. Mais, nous n'avons pas assez de connaissances technologiques. Pourriez-vous venir pour former nos ingénieurs?"
Ils ont essayé de me convaincre pendant 2 heures. Les paroles du président et son enthousiasme m'ont touchés.
A l'époque, j'étais responsable de la conception des écran OLED dans une entreprise japonaise de fabrication des matériels de précision. Le nombre de demandes de brevets dépassait 200, j'étais convaincu de ma performance et des résultats. La direction me donnait des objectifs, en disant "si vous l'atteigniez, on commence la production des écrans OLED". Mais, chaque fois que j'atteignais cet objectif, on m'en donnait d'autres... Au fur à mesure, j'ai compris que la direction n'avait pas vraiment l'intention de concrétiser le projet. Malgré ça, je devais motiver mon équipe. C'était dur pour moi. A l'époque, la direction se concentrait sur une autre technologie pour les écrans, mais beaucoup en doutaient. J'ai commencé à me poser la question de continuer à travailler dans cette entreprise. C'est à ce moment- là que le Président de Samsung SDI m'a fait cette proposition. Je voulais continuer à travailler au Japon en développant et réussissant des projet, mais l'entreprise ne m'a pas donné l'environnement favorable. En 2002, j'ai décidé de partir. Le traitement n'était pas exceptionnel mais la Corée du sud bénéficie d'une exonération des impôts sur les revenus pour les ingénieurs pendant 5 ans, ce qui rendait le poste assez intéressant.
En Corée du Sud, j'ai travaillé avec 35 ingénieurs pour développer des écrans OLED. Je n'ai jamais manqué de respect vis à vis du contrat avec l'entreprise précédente concernant la confidentialité. Je n'ai utilisé que des informations publiques comme thèses ou brevets. Actuellement, Samsung a 90% du marché mondial OLED. Chez Samsung, il y avait beaucoup de Japonais. On peut dire que les ingénieurs japonais ont énormément contribué pour les plans de produits ou la fabrication.
SAMSUNG a 3 méthodes pour recruter les ingénieurs étrangers. Si c'est une personne "indispensable" pour réaliser une technologie, le Président Lee Kun-hee lui-même peut venir le solliciter. Pour les ingénieurs de niveau en dessous, ils font d'abord une sélection par rapport aux thèses publiées, aux brevets ou leur réputation dans le secteur, ensuite ils font des propositions à travers des chasseurs de têtes. Il arrive aussi que les ingénieurs envoient eux-même leur CV pour se vendre. En conséquence, SAMSUNG acquiert une énorme base de données des ingénieurs.

On constate que la bataille pour les ingénieurs continue. Les ingénieurs japonais partent à l'étranger soit par licenciement (donc obligé de trouver un autre emploi), soit pour de meilleures conditions (financières et environnementales : motivation, responsabilité, aboutissement des projets...etc). Les entreprise se battent pour recruter les meilleurs ingénieurs afin d'obtenir les technologies les plus avancées.

Informations supplémentaires :
Le livre blanc de l'industire manufacturière (White Paper on Manufacturing Industries, Monodzukuri 2011) montre bien l'état de la fuite des technologies des entreprises japonaises.

Il est évident qu'avec la mondialisation, le risque de la fuite des technologies augmente, puisque les entreprises se développent de plus en plus à l'international. Dans le contexte actuel, la forte appréciation du Yen accentue ce phénomène de délocalisation de ses industries à l'étranger.

D'après ce livre blanc, 39.7% des entreprises qui se développent à l'international affirment avoir connu la fuite des technologies ou ne peuvent pas le confirmer mais le soupçonnent, contre 28.8% des entreprises qui ne se développent pas à l'international. Quand ces entreprises ont une implantation à l'étranger pour le coeur de compétence (core competence), le chiffre monte jusqu'à 44.5%. Cette tendance est similaire pour celles qui ont développé leur Recherche et Développement à l'étranger. Concernant les entreprises multinationales, 1 sur 2 ont connu la fuite des technologies...

Alors, comment se réalisent ces "fuites technologiques" ?
52.8% est par les employés locaux, ensuite 44.5% par la copie des produits vendus, 17.3% par les anciens employés japonais et 11.8% par les employés japonais, des chiffres non négligeables.

Pour les pays destinataires de ces fuites, le premier est la Chine (63.5%), suivi de la Corée du Sud (34%), Japon (30%), Etats-Unis et Europe (8%).


1. d'après une enquête "l'impact sur les industrie sous la condition actuelle de la forte appréciation du yen" faite par MITI (Ministry of International Trade et Industry)
2. par exemple, SONY 10000 personnes, Renesas Electronics 14000 personnes, OLYMPUS 2500 personnes, TEPCO(Tokyo Electric Power Company) 7400 personnes.

(source : NIKKEI BUSINESS 9 juillet 2012)

jeudi 19 juillet 2012

Vidéos de la conférence "La France est-elle sous influences ?"

Vous pouvez désormais visionner l'intégralité de la conférence "La France est-elle sous influences ?" réalisée le 30 mai dernier à l'occasion de la sortie du nouveau livre de Claude Revel "La France : un pays sous-influences ?".

Le compte-rendu complet est disponible dans ce précédent billet.

1re partie : discours introductifs et présentation des intervenants



2e partie : les interventions



3e partie : questions du public




Autres liens utiles :

"La France est-elle sous influences ?" - compte-rendu complet

Comme annoncé précédemment, vous trouverez ci-dessous le compte-rendu officiel de la conférence "La France est-elle sous influences ?".

Ce compte-rendu, rédigé avec l'aimable contribution de Carl Soutra, diplômé du MS IEMC (promotion 2011), est téléchargeable au format Adobe Acrobat (pdf). Vous pouvez également visionner la conférence. Voir liens ci-dessous :
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La France est-elle sous influences ?

Conférence du 30 mai 2012 à Sciences Po (19h-21h)

Organisée par la Conférence Olivaint, SKEMA Business School (Centre Intelligence & Influence, GIISK) et les éditions Vuibert, cette conférence s’est tenue à l’occasion de la sortie du nouvel ouvrage de Claude REVEL, « La France : un pays sous influences ? ». Après une introduction par le Directeur du Campus Sciences Po de Paris, David COLON, puis des interventions des responsables étudiants de la Conférence Olivaint, Salomé BERLIOUX (Présidente), Jérôme FABIANO et Bobelle KASHIO-LUKANGA, les panelistes suivants se sont réunis :

  • Eric DELBECQUE, directeur du département sécurité économique de l’INHESJ a exposé sa vision sur ce sujet en tant qu’acteur de l’État.
  • Alice GUILHON, directrice générale de SKEMA Business School, a donné son point de vue sur l’influence dans le secteur de l’enseignement supérieur international.
  • Jérôme BRUNEL, membre du comité exécutif du Groupe Crédit Agricole, a pris la parole sur le thème de l’influence dans le monde financier.
  • Jean Marie CAMBACERES, ancien député et Président de France Asie et Démocratie 2012, a quant à lui analysé l’environnement politique et la Chine et l’Asie.
  • Claude REVEL professeure à SKEMA et praticienne de l’IE, a finalement synthétisé les grands enjeux et les mécanismes communs de l’influence, « rouage-clé de notre société mondialisée ». 

Grâce à des exemples précis et percutants émanant des vies professionnelles et personnelles des panelistes, les participants à ce colloque ont pu découvrir de nouveaux aspects de l’influence. La diversité des sujets abordés permet de se rendre compte que les stratégies d’influence, quelles qu’elles soient, maillent dorénavant nos vies, pour le meilleur comme pour le pire. Une fois ce constat accepté, le public ne peut que convenir d’une faiblesse d’adaptation de nos structures politiques, économiques et administratives face à ces nouveaux enjeux. L’influence est synonyme de formidables opportunités autant que de menaces et sans pécher par excès d’optimisme, il paraît raisonnable de penser que la France puisse sortir par le haut de cette période difficile si certaines réformes et évolutions sont mises en place. On sent que la prise en compte des stratégies d’influence évolue dans notre pays, dans les entreprises comme dans les administrations, mais que beaucoup de sensibilisation reste à faire, notamment à destination des élites décisionnaires, pour anticiper les réalités du XXIème siècle.


Claude REVEL expose d’abord que selon elle, l’influence est aujourd’hui plus encore qu’hier multiforme et qu’il s’agit dorénavant d’un nouveau pouvoir dans les ordres économique, financier mais aussi politique et culturel. Souvent visible mais aussi invisible, l’influence porte en elle des valeurs et des visions qui permettent de s’imposer imperceptiblement, y compris à un niveau planétaire. Claude REVEL précise que l’objectif du débat ci-après est de lancer en France une réflexion qu’elle entend bien continuer avec le Centre Global Intelligence et Influence de SKEMA Business School.

Le débat est animé par Jérôme FABIANO (JF) et Bobelle KASHIO-LUKANGA (BKL). Celle-ci « plante le décor » de la conférence et notamment, aborde les tentations contradictoires de la théorie du complot et du doute, que l’analyse permet de surmonter.

JF demande à Eric DELBECQUE comment les décideurs intègrent les pratiques d’influence dans un nouveau contexte caractérisé par l’incertitude et le changement permanent.

Eric DELBECQUE entame son propos en disant que l’influence n’est en soi pas nouvelle, qu’il est en revanche intéressant de poser une grille des rapports entre les hommes, qui fonctionnent sous quatre modes : l’amour, la guerre, la négociation et l’influence. Cette dernière a certes toujours existé mais elle a aussi évolué. L’influence est un mélange d’exemplarité, d’argumentation, de séduction et de manipulation. Auparavant, l’influence se fondait principalement sur la culture, source notamment du rayonnement de notre pays. Un élément caractéristique de l’époque actuelle est la collision frontale que l’on peut observer entre la guerre et l’influence, ce qui permet de dire qu’aujourd’hui, l’influence est la métamorphose de la contrainte, de la violence. Cette métamorphose se justifie pour Eric DELBECQUE par notre histoire et notamment par les deux guerres mondiales du XXIème siècle. Aujourd’hui, la guerre n’est plus tolérée par les nations occidentales et l’influence a donc comblé ce vide à l’aide de méthodes plus policées.

Comment l’État français affronte-t-il les enjeux d’influence ?

L’Etat intègre mal les stratégies d’influence. Il faudrait accepter que les outils classiques ne fonctionnent plus de la même manière (diplomatie, actions militaires…). Dans ce monde incertain et complexe, les échiquiers sont désormais interconnectés et les Etats sont concurrencés par bien d’autres acteurs. Cette évolution n’est pas perçue par tous en France. Il faut inciter nos pairs à prendre conscience des jeux d’acteurs et de la nécessité de travailler en liens les uns avec les autres. L’Etat français doit faire des efforts en ce sens.

BKL s’adresse ensuite à Alice GUILHON et lui demande si l’enseignement supérieur doit aussi à faire face à de l’influence extérieure ? Quel est par exemple le poids des normes ? Des pressions médiatiques ?

L’enseignement supérieur s’est globalisé ces dernières années et cette évolution a attiré les stratégies d’influence, elle a aussi permis la création d’acteurs visant à standardiser et normaliser les programmes éducatifs ou de recherche. Alice GUILHON prend à titre d’exemple, la course à la standardisation que se livrent EFMD et AACSB. Leur influence conduit par exemple les établissements de formation à définir des stratégies, ce qui n’était pas nécessairement leur  comportement courant auparavant. Ces enjeux sont d’autant plus importants que la formation est un vecteur d’influence économique ou politique pour les Etats, qui sont par conséquent actifs sur ces sujets. L’un des objectifs de ces organismes est d’arriver à contrôler et standardiser ces jeux d’influence. Il existe des organisations régionales spécialisées, au même titre que des associations politiques comme l’ASEAN ou le MERCOSUR, voir par exemple l’association asiatique des Business School, il en est de même pour le continent africain. Ces outils de normalisation et de standardisation adoptés par les continents et les pays sont au final de véritables armes pour imposer des règles bien précises, mais cette pression est contrebalancée par les progrès insufflés par ces mêmes démarches. Ce sont aussi ces organismes qui promeuvent des enseignements d’éthique, de diversité…. Cela dit, cette pression a pour conséquence une perte dans la diversité des programmes et la moindre innovation d’un établissement est rapidement reproduite par ses pairs, ce que regrette Alice GUILHON. La norme dans le management est aujourd’hui clairement définie par les Anglo-saxons, d’où l’intérêt de se féliciter de la présence de certains Français à des postes clés de l’EFMD.

La Directrice de SKEMA est ensuite interrogée sur le fait de savoir si les enseignements français et européens sont bien armés pour faire face à cette influence ? On lui demande également si les Français et Européens sont alliés ou non dans cette bataille.


Alice GUILHON explique que toute cette réflexion est très récente de la part des Français et des Européens. Nous étions auparavant toujours suspendus à ce que proposaient les Américains. Aujourd’hui, une nouvelle tendance à la différenciation se fait jour et les établissements européens tendent à s’extirper de ces modèles. En ouvrant un campus aux USA, SKEMA vise notamment à montrer les vertus du système éducatif français. SKEMA va par exemple ouvrir une classe préparatoire sur place, ce qui est un système totalement inconnu aux Etats-Unis. Une norme asiatique est en cours de préparation mais il faut avoir conscience que les acteurs européens résistent bien à l’heure actuelle comme le montrent les classements du Financial Times. L’Europe est en train de s’armer pour réagir. La Directrice Générale de SKEMA nuance cependant son propos en disant que si les Européens arrivent à bien s’entendre, ce n’est pas toujours le cas entre Français, or cette étape initiale est un élément clé pour définir une stratégie d’influence commune.

Y a-t-il une manière française d’influencer ? Celle-ci est-elle poussée par l’Etat Français ? Comment celui-ci intègre-t-il ces stratégies d’influence ?

La France est caractérisée par la cohabitation de deux systèmes d’éducation : le système universitaire et celui des « grandes écoles ». Lors de la production du référentiel d’Intelligence économique, Alice GUILHON et Alain JUILLET ont cherché à montrer l’importance de l’enseignement de cette approche pour la compétitivité à terme de notre pays. L’écho initial ne fut pas très positif mais petit à petit, cela évolue et le soutien des pouvoirs publics est davantage affiché aujourd’hui.

Au-delà des membres de la Conférence des Grandes Écoles, que pensent les autres dirigeants d’Écoles sur les sujets d’influence ?

Les dirigeants d’Écoles perçoivent l’intérêt de maîtriser ces jeux d’influence, cela ne leur donne pas pour autant la capacité à agir clairement sur ces sujets. L’INHESJ et les établissements pilotes qu’il a promus permettent aujourd’hui un démarrage à grande échelle de l’enseignement de l’intelligence économique, dont fait partie l’influence.

Jérôme BRUNEL reçoit à son tour les questions des animateurs. JF expose l’enjeu de normes et de régulation que représente la finance aujourd’hui. Il demande en souriant s’il y a un « complot » ou une influence concertée du capital au niveau mondial.

Les masses de liquidités sont telles que Jérôme BRUNEL ne voit pas comment un Big Brother pourrait ordonner une quelconque tendance. Cependant, les marchés sont composés d’acteurs qui font des analyses rationnelles quand ils ne sont pas en panique et ils ont des convergences d’intérêts ; cela a le pouvoir de révéler certaines situations. Jérôme BRUNEL insiste par ailleurs sur la différence qu’il y a entre révéler une situation et la créer ou l’amplifier notamment par des comportements spéculatifs « moutonniers ». Les entreprises bancaires sont aujourd’hui confrontées à une avalanche de régulations qui concernent tous les secteurs de la banque, tant le capital que les liquidités et la manière dont les acteurs peuvent être ou non sauvés. C’est ici qu’interviennent les actions d’influence que pratiquent les banques, afin que les règles qui seront édictées pour les prochaines années collent au terrain et leur permettent de continuer à faire leur travail. Rien n’est cependant neutre, derrière certaines règles comme Bâle III, il y a une guerre des modèles bancaires. Une guerre afin que les modèles qui prévalent dans certains pays prévalent sur d’autres, par un effet de concurrence visant in fine à affaiblir le système bancaire du voisin. Il ne faut donc pas être naïf et de véritables jeux d’influence se cachent derrière une apparente technicité. Jérôme BRUNEL différencie de la même façon qu’Alice GUILHON la bonne influence de la mauvaise. Il rappelle en effet que comme toute entreprise cotée, le Groupe Crédit Agricole est sous influence du marché et que cela est un bon correcteur.

Que pense M. BRUNEL de l’influence à l’heure de l’avènement du concept RSE (Responsabilité Sociale des Entreprises) et comment des pratiques d’influence peuvent elle selon lui s’intégrer dans un cadre éthique ?

Cette compatibilité va de soi : les lobbyistes français et européens ont peu de budget, par ailleurs les entreprises ont adopté des pratiques de RSE et les mots cohérents avec la réalité sont leur seule arme, à ne pas gâcher, dans un système démocratique européen extrêmement transparent, peut-être même parfois trop.

Homme politique français, Jean Marie CAMBACERES se voit quant à lui demander par BKL si la situation de l’influence en France peut être comparée à celle en vigueur dans  d’autres Etats ? Quid de Démocratie 2012 ?

Les entreprises sont loin d’être les seules à faire de l’influence auprès des politiques, les organisations professionnelles, syndicats et autres ONG sont au moins aussi présents. Cependant on n’est pas du tout au niveau des États-Unis en ce domaine et les pressions sur les parlementaires n’ont rien à voir en France avec la situation outre-Atlantique.
Beaucoup de think tanks existent, à gauche, parmi lesquels la Fondation Jean Jaurès ou Terra Nova. Démocratie 2012 a comme caractéristique de mailler le territoire et a comme ambition de faire remonter à Paris les opinions du  terrain sur les réformes.

En tant que spécialiste de l’Asie, JM CAMBACERES est interrogé sur la manière dont les Chinois abordent l’influence à l’international.

La Chine signifie « Empire du Milieu » en chinois ce qui prouve par la sémantique, s’il en est besoin, que l’influence sur l’étranger n’est pas ancrée dans la tradition chinoise... Cette velléité d’influence a été ponctuelle dans les années 70 et s’est depuis atténuée avec l’intégration du pays dans le grand concert des nations. Selon Jean Marie CAMBACERES, la Chine n’a pas de concept propre, ils ont davantage intégré ce qui se faisait ailleurs. Si le pays commence à avoir une réelle influence, c’est parce qu’il devient une puissance économique de premier plan, parce qu’il effectue des essais militaires et parce qu’il met en place des stratégies de soft power, les meilleurs exemples étant les Jeux Olympiques de Pékin, l’Exposition Universelle de Shanghai ou les Centres Confucius dans le monde. Cependant, pour que l’influence fonctionne, il faut que le fond soit bon et certains événements, parfois qualifiés par les responsables politiques chinois de faits divers, comme les protestations des bonzes tibétains, ruinent rapidement les efforts de longue haleine entrepris par les Chinois.

Quels sont les leviers d’influence de la France sur l’Asie ?

Par sa puissance économique, son rayonnement culturel, son statut diplomatique, sa puissance militaire ou bien encore sa langue, la France dispose des leviers classiques de l’influence. Cependant, ces leviers ne sont pas coordonnés entre eux et perdent ainsi en efficience. En ce qui concerne l’aspect économique, le poids de la France dans les échanges de la Chine représente moins de 1% de ceux-ci. L’initiateur de Démocratie 2012 pense que si les actions d’influence françaises étaient coordonnées et organisées, leur poids pourrait être non-négligeable en Asie.
D’une manière générale, les décisions internationales « ne tombent pas du ciel » mais sont longuement débattues durant de nombreuses réunions préparatoires desquelles la France est régulièrement absente. Avant d’être diffusée et validée, une circulaire  européenne est préparée durant 4 ou 5 ans dans les enceintes bruxelloises.

Les animateurs demandent à Claude REVEL d’évoquer finalement les quelques aspects particulièrement importants de l’influence.

Influencer c’est faire penser ou agir l’autre selon votre souhait à vous, sans utilisation de force ni de paiement. Les deux principaux outils pour cela sont la séduction et l’argumentation et ceux-ci sont souvent liés dans la réalité. L’influence revient selon Claude REVEL à une prise de pouvoir consentie, pas nécessairement consciente pour autant. Les stratégies d’influence peuvent se développer à un niveau individuel mais aussi sur un théâtre collectif et cela est facilité par le développement des techniques d’information et de communication. Selon Claude REVEL, l’information est une énergie en tant que telle, cependant invisible et l’influence est une manière de traiter cette information. L’influence a donc permis à certains acteurs disposant de pouvoirs limités telles les ONG ou certaines associations de gagner en poids et en visibilité. Le corollaire est que les acteurs institutionnels en place ont dû repenser leur mode de relation au monde.

L’influence est une arme de compétition que l’on soit une entreprise, un Etat ou une école qui doivent perpétuellement convaincre. Ces acteurs s’appuient pour cela sur l’influence, composée ici de l’image de l’acteur, de sa réputation… La compétition a de plus en plus lieu en amont de la bataille à proprement parler et c’est cette pré-bataille normative et réglementaire qui est justement le terrain de jeu favori de l’influence, qui s’est d’ailleurs fortement professionnalisée.

L’influence a aussi contribué à l’évolution de notre mode de gouvernance politique, elle est aujourd’hui le mécanisme de formation de la décision publique, comme aux  Etats-Unis où les pratiques de lobbying sont officiellement encadrées. Autre forme de gouvernance, celle des entreprises où surveiller et influencer son environnement devient une obligation et où il faut donc anticiper afin d’être in fine en mesure de façonner l’avenir en fonction de sa vision. Ces démarches de bonne gouvernance sont couramment appelées diplomatie d’entreprise, advocacy, public diplomacy, soft power dans le monde professionnel. Ainsi, en « imbibant » de façon discrète les règles et les cerveaux, à l’aide de think tanks et de relais d’opinions, les acteurs influencent leurs environnements.

L’influence est aussi un véhicule de modèles de société et de valeurs. Si l’influence américaine est un tel succès, c’est qu’elle est porteuse d’un message. C’est aussi pour cela que des pays comme le Brésil, le Qatar ou la Chine s’intéressent à cette ingénierie de l’influence. Notre société occidentale est aujourd’hui, selon Claude REVEL, dans un mode de gouvernance libéralo-morale où des règles très libérales côtoient une éthique déjà normée et toujours en cours de normalisation.

Les Français se sont-ils approprié l’influence ?

Claude REVEL estime que ces pratiques commencent seulement à être acceptées en France, on tolère par exemple aujourd’hui du bout des lèvres le lobbying. Elle argumente son propos en faisant référence à la notion de l’information énergie abordée précédemment et dont la valeur n’est pas encore intégrée par nos concitoyens. Selon l’auteur du livre « La France : un pays sous influences ? », nos concitoyens ont du mal à comprendre un mode de fonctionnement où la loi est faite avec l’aide de ceux-là même pour qui elle est faite, voire même par eux (la soft law, les autoréglementations). La caractéristique dite cartésienne de la réflexion française, y compris chez nos dirigeants, ne favorise pas cette prise de conscience. Ces hommes et femmes ne voient pas toujours l’intérêt de s’impliquer dans des cercles de réflexions pour nourrir leur prise de décision. L’influence est par nature transversale, ne peut être cloisonnée et se nourrit d’échanges et de confrontation d’idées, de points de vue et d’analyses. Cet esprit cartésien génère aussi certaines difficultés avec quelques outils régulièrement utilisés dans les stratégies d’influence, elle cite l’exemple du classement. En France, l’auteur du classement est considéré comme neutre par nature et il est difficile d’imaginer que les classements répondent à des intérêts quels qu’ils soient. Or c’est bien souvent le cas des classements internationaux, comme par exemple le « Doing Business » » de la Banque mondiale ou le classement de Shanghai sur les universités, et ce n’est pas être paranoïaque que de dire cela. De la même façon, les réseaux en France font plus souvent appel à des notions de copinage qu’à des notions de compétences.

Selon Claude REVEL, les Français ont bien intégré les aspects techniques du web et des réseaux, notamment sur les réseaux sociaux. Cependant, elle fait la distinction entre la compréhension technique et la faculté à utiliser cette compréhension pour l’utiliser comme une arme stratégique au service d’entreprises. Cela est encore plus vrai au niveau de l’Etat en termes d’influence internationale et politique.

A la suite de l’ensemble des propos émis par les autres panelistes, il paraît important que la France apprenne à jouer sa propre partition, vers l’Europe et vers le monde. En ce sens, la France doit s’appuyer sur ses atouts et parmi ceux-ci, sur son capital culturel et son réservoir d’idées politiques, uniques au monde. Ces atouts doivent néanmoins être utilisés avec finesse et sans arrogance aucune, avec une grande discrétion et avec les mots des autres pour nous faire comprendre.

Claude REVEL plaide donc pour la mise en place d’une telle ingénierie au plus haut niveau de l’Etat, en la forme d’une structure fondée sur des priorités de long terme et s’articulant simultanément sur les trois piliers économiques, politiques et culturels, comment le font nos principaux coopétiteurs.

L’ultime question des animateurs s’adresse à l’ensemble des panelistes : cette nouvelle donne de l’influence peut-elle renouveler la démocratie ? Préfigurer un mode de gouvernance internationale ?

Jean Marie CAMBACERES estime que le train avance d’ores et déjà et que par conséquent, si nous ne le prenons pas en marche, la France se verra imposer un certain nombre de choses y compris des normes, un nouveau modèle de droit… Quant au renouvellement d’une diplomatie, il pense que l’influence, même à l’échelle planétaire, n’est en rien dévolue au seul Quai d’Orsay. Le problème de la France est que selon lui, il n’y a pas de pilotage global pilotant tous les secteurs, allant de l’accueil des étudiants étrangers, à la promotion de la langue française, la protection de nos savoir-faire et la compétitivité de nos entreprises.

Eric DELBECQUE pense, lui, que l’influence met à l’épreuve la diplomatie traditionnelle dans le sens où celle-ci ne s’intéressait qu’aux rapports entre les États, or la société actuelle est composée de beaucoup plus d’éléments que de la seule action de l’État y compris la société civile et que l’influence est justement la capacité à agréger une myriade d’acteurs dont l’État n’est qu’une composante et de les faire concourir à un objectif commun. Il estime que le jour où la diplomatie aura compris que l’État ne parle plus à l’État mais que des nations et des blocs régionaux échangent entre eux via une myriade d’intervenants divers et variés, alors, la diplomatie aura achevé sa mue et sera passée dans l’ère de l’influence. Jérôme BRUNEL tient à nuancer et rendre plus positifs ces derniers propos. Il pense que la situation décrite est celle des années 90. Il estime qu’à l’heure actuelle, notamment dans la finance, les acteurs privés comme étatiques travaillent de concert en bonne intelligence.

De nombreuses questions sont ensuite posées aux conférenciers. Nous suggérons aux lecteurs de se reporter à la vidéo des débats.

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jeudi 12 juillet 2012

Conférence "La France est-elle sous influences ?" - compte-rendu

Nous vous annoncions précédemment le succès rencontré par la conférence « La France est-elle sous influences ? » organisée par SKEMA Business School et son Centre Global Intelligence & Influence (GIISK), la Conférence Olivaint et les éditions Vuibert à l’occasion de la sortie du dernier livre de Claude Revel « La France : un pays sous influences ? ».

Vous trouverez ci-dessous un résumé des points clés abordés lors de cette conférence, réalisé par des étudiants du Mastère Spécialisé en Intelligence Economique et Management des Connaissances de SKEMA. Un compte-rendu complet sera publié très prochainement ainsi que la vidéo de l’évènement.

Pour rappel, les intervenants présents à cette conférence étaient :
  • Jérôme Brunel, membre du Comité exécutif du Crédit agricole ;
  • Jean-Marie Cambacérès, ancien Député et Président de France-Asie ;
  • Eric Delbecque, Directeur de la Sécurité Economique à l’INHESJ (Institut national des hautes études de sécurité et de justice)  ;
  • Alice Guilhon, Directrice générale de SKEMA;
  • Claude Revel, Directrice du GIISK.
Ces derniers étaient invités à exposer leurs analyses et expériences puis à échanger avec l’auditoire. 

Qu’est-ce que l’influence ?

Claude Revel
Selon Claude Revel, « l’influence est une relation consciente ou inconsciente qui permet de faire agir ou penser autrui selon ce que veut l’émetteur de l’influence, sans exercice de la force ni paiement ». Elle peut prendre différentes formes dans différents contextes et revêt aujourd’hui un caractère décisif si l’on veut comprendre et maîtriser l’environnement qui nous entoure. L'influence est "séduction, conviction, argumentation". C'est une prise de pouvoir « consentie » au niveau collectif et désormais  facilitée  par l'évolution des  technologies de l'information et de la communication.

L’influence est une manière de traiter l’information, information que l’on peut assimiler à une énergie qui doit donc être exploitée en tant que telle. Cette énergie a permis de faire émerger de nouveaux acteurs comme les ONG par exemple. Il s’agit d’une « arme de compétition » (il faut expliquer, convaincre afin de protéger sa marque, son image, sa réputation,…) opérant en amont (avec les règles et normes) et poussant les organisations et les Etats à changer de mode de gouvernance (une confiance de plus en plus grande est accordée aux intérêts privés dans le cycle de décision). Pour cela, anticiper est plus que nécessaire.

Pour Claude Revel l’influence devrait donc être un mode de gouvernance en soi, précédé par une anticipation et permettant au total d’agir sur les règles et les normes. La France doit intégrer le fait que l’influence véhicule des modèles et des valeurs dans un monde de plus en plus « libéralo-moral » parfois contradictoire puisque soucieux de garantir un maximum de liberté en produisant de plus en plus de règles. 

Eric Delbecque
Selon Eric Delbecque, l’influence est également un sujet multiforme prenant tout son sens dans le contexte d’incertitude actuel. Dans ce contexte, la grille d’évaluation des rapports intersubjectifs basée sur l’amour, la guerre, la négociation et l’influence évolue. Ce phénomène s’explique notamment par le fait que deux de ces critères sont entrés en conflit : la guerre (contrainte) et l’influence. L’influence est une métamorphose de la contrainte sous le poids historique et moral des deux guerres mondiales qui ont transformé ces rapports intersubjectifs : la guerre en tant que telle a perdu sa légitimité et sa nouvelle forme passe donc par l’influence. Cette dernière agit selon ses propres critères que sont l’exemplarité, l'argumentation, la séduction et la manipulation.

L'influence dans l'enseignement supérieur

Alice Guilhon
Selon Alice Guilhon, l’exemple de l’enseignement supérieur est caractéristique de l’évolution des enjeux et des influences que subit aujourd’hui la France. En effet, ce secteur doit faire face à une concurrence internationale forte et est devenu un moyen d’influence en tant que tel : chaque région du monde tente d’imposer son modèle en créant des instances ou organismes de normalisation, d’accréditation, de labélisation afin d’imposer ses standards aux autres. La France et l’Europe sont aujourd’hui confrontées à des critères d’évaluation qui ne sont plus forcément les leurs, pour exister sur la scène internationale et doivent donc impérativement réussir à inverser cette tendance (exemple des normes AACSB versus EFMD).

Il est vrai que la France subit des influences anglo-saxonnes (surtout américaine) et asiatique… mais elle est en train de s'armer. Alice Guilhon cite l’exemple de SKEMA ayant réussi à importer des « classes prépas », modèle typiquement français, aux Etats-Unis.

L'influence dans la finance

Jérôme Brunel
Jérôme Brunel nous rappelle que le monde bancaire est un marché extrêmement régulé dans lequel, nous explique-t-il, chaque acteur essaie d’imposer son modèle afin de dominer le marché. Là encore, l’influence anglo-saxonne est prépondérante mais la France tente désormais de riposter en s’organisant et en se structurant tant au niveau européen qu’au niveau international. Jérôme Brunel nous indique que cette influence financière est réelle et qu’elle ne tient pas du complot mais plutôt d’une réaction systémique. Ainsi, la convergence d’intérêts entre les acteurs transforme les marchés en révélateurs et en amplificateurs de situations, les conduisant à la spéculation par mimétisme.

L'influence chinoise

Jean-Marie Cambacérès
Jean-Marie Cambacérès nous explique que la Chine n’a pas véritablement de doctrine de l’influence : cette dernière est contradictoire et non coordonnée. Mais, des progrès ont été faits depuis 30 ans. Aujourd'hui, elle utilise les mêmes outils que les autres pays malgré ce manque de coordination.




La France, un pays influent ?

Eric Delbecque rappelle que la France a longtemps utilisé les outils classiques d’influence : outils diplomatiques, culturels, économiques, militaires… mais ceux-ci ne peuvent plus fonctionner si nous continuons à les utiliser de manière isolée.

Pour Claude Revel, la France a du mal à s’approprier certaines nouvelles règles du jeu et ne construit pas de véritable stratégie d’influence. Elle doit s’affranchir d’idées préconçues qui la freinent dans son rôle international. La notion de réseau se résume trop souvent au « copinage » ou à son aspect technique certes plutôt bien maîtrisé mais la France n’est pas assez présente dans les cercles de réflexion, « think tanks » ou même lors des rencontres internationales qui sont devenues les vrais centres de prises de décisions stratégiques. La France a par ailleurs encore du mal à appréhender certaines notions telles que l’autorégulation ou autoréglementation.

Claude Revel indique que les Etats-Unis sont pionniers mais la Chine, le Brésil, le Qatar sont en train de se renforcer. Comme l’a rappelé Eric Delbecque, la France s’est trop longtemps appuyée sur les outils traditionnels de l’influence. Claude Revel précise qu’elle doit désormais jouer à plusieurs niveaux : elle doit d’abord être cohérente en son sein et parler d’une voix uniforme pour espérer, ensuite, jouer son rôle au nom et avec l’Europe sur le plan international.



En conclusion, nous l’avons bien compris, la compétition a lieu en amont si l’on veut espérer imposer ses idées au reste du monde : « agir après, c’est trop tard ! ». Par ailleurs, l’influence est un véritable pouvoir applicable à divers niveaux, économique, politique, culturel… mais qu’il faut vouloir !

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Intelligence Economique : nouveau discours de la méthode?

L'IE dans l'entreprise: un nouveau discours de la méthode? Toujours avide de progresser dans l'apprentissage de l'Intelligence Economique, je vous délivre le fruit d'une discussion avec Claude Revel. Cet échange avait pour objet la définition de l'Intelligence Economique : une science;  une discipline;  une boîte à outils?  Mais au final pourquoi ne pas, tel que l'a suggéré Claude Revel, appréhender l'IE comme une méthode? Méthode, un mot apparemment anodin, qui pourtant délivrerait  tout son fondement et son sens à l'IE, car selon Descartes "on ne peut se passer d'une méthode pour se mettre en quête de la vérité des choses". Une méthode donc pour recueillir, traiter, analyser, synthétiser l'information et enfin recommander, préconiser un plan d'actions à partir de la connaissance acquise. 

Une définition de l'IE d'entreprise brouillée  La définition de l'IE dans l'entreprise présente sur le  portail de l'IE indique qu'"au-delà de métiers spécifiques, l’Intelligence Economique est pratiquée dans les différents services de l’entreprise. Son caractère transversal la rend modulable dans de nombreux domaines d’expertise où elle apporte une réelle plus-value. Centrée autour de son cœur de métier, la Veille et l’Analyse, l’IE est pratiquée dans le monde de l’entreprise au quotidien". En l'état, la cartographie des métiers de l'IE ne clarifie pas ce qu'est l'IE en Entreprise. Au contraire, elle donne l'impression que tout le monde, dès qu'il traite de l'information, pratique un métier d'Intelligence Economique :  "A la croisée des chemins, les métiers de l’IE s’adressent donc à tous les types de cursus". 
Source ADBS, Le référentiel des métiers et fonctions

Alors qu'est-ce qu'est vraiment l'intelligence Economique?  Serait-ce une science? A l'instar de "L'économie [qui] est la science qui étudie comment des ressources rares sont employées pour la satisfaction des besoins des hommes vivant en société".(Edmond Malinvaud, dans "Leçons de théorie microéconomique"), selon le site Intelligence scientifique & Veille d'Hervé Basset, l'Intelligence Economique ou Intelligence Scientifique se définirait "comme l’ensemble des actions coordonnées d’acquisition, d’analyse, de conservation et de diffusion de l’information de nature scientifique en vue de son exploitation par les acteurs de l’institution". Pour autant cela n'en fait pas une science, car l'Intelligence économique n'est pas : "[cet] ensemble cohérent de connaissances relatives à certaines catégories de faits, d'objets ou de phénomènes obéissant à des lois et/ou vérifiés par les méthodes expérimentales" (Larousse). La référence scientifique serait plus lié à "la science de l’information [qui] a pour objet la compréhension d’un processus d’échange relevant de la préoccupation de la récupération de l’information quelle qu'elle soit" (Lorraine Fillipozzi à propos de "Science de l’Information : de la discipline à l’enseignement", Deschamps Jacqueline) 
Serait-ce une discipline, au sens "[d'] une branche du savoir développée par une communauté de spécialistes adhérant aux mêmes pratiques de recherche" (Wikipedia)? En fait, la branche du savoir concernée ici serait celle du Système d'Information (ou SI) : "[cet] ensemble organisé de ressources (matériel, logiciel, personnel, données, procédures…) permettant d'acquérir, de stocker, de communiquer des informations sous forme de données, textes, images, sons… dans des organisations pour répondre aux besoins en information de ses utilisateurs". (Optimiser les Systèmes d'Information, pdf) Ainsi, le processus de l'Intelligence Economique de l'entreprise s'inscrirait dans ce Système d'Information.




Serait-ce une une boite à outils? On pense au récent ouvrage de Christophe Deschamps et Nicolas Moinet, La boîte à outils de l'Intelligence Economique qui délivre 59 outils. Pour autant ces outils sont organisés selon les 6 dimensions de l'IE : Intégrer et orienter une démarche d'intelligence économique, Surveiller son environnement pertinent, Traiter et analyser l'information stratégique, Manager l'information et la connaissance, Protéger son patrimoine immatériel, Influencer son environnement, sous-tendant qu'au-delà d'une simple boîte à outils, il y a bien évidement une finalité; ce qu'Olivier Soula désigne dans un billet "comme la manière d'utiliser l'information et la communication pour rendre une entreprise plus performante est essentielle à la vie des entreprises dans un monde économique qui s'annonce de plus en plus incertain". (Qu'est-ce que l'intelligence économique ? Billet Blog). Une manière donc, et même une méthode.




Source : Préconisation pour la boîte à outil de l’intelligence économique dans les PME – ICOMTEC -2008-2009

Alors l'IE, une méthode structurante pour aider les entreprises à maîtriser leur environnement et prendre des décisions stratégiques? Je vois donc une analogie avec Le Discours de la méthode, sous-titré Pour bien conduire sa raison, et chercher la vérité dans les sciences, posant le postulat que l'homme peut accéder à la connaissance universelle par la raison. Il s'agit dont de : 1/Ne recevoir aucune chose pour vraie tant que son esprit ne l'aura clairement et distinctement assimilé préalablement; 2/Diviser chacune des difficultés afin de mieux les examiner et les résoudre; 3/Établir un ordre de pensées, en commençant par les objets les plus simples jusqu'aux plus complexes et divers, et ainsi de les retenir toutes et en ordre; 4/Passer toutes les choses en revue afin de ne rien omettre.
4 règles donc (règle d'évidence, règle d'analyse, règle de synthèse, règle des dénombrements entiers) qui s'appliquent aisément à l'information stratégique qu'une entreprise doit maîtriser pour survivre et/ou prospérer. En définitive, ne détient-on pas un nouveau discours de la méthode à appliquer à l'entreprise, posant comme postulat que l'entreprise peut accéder à la connaissance par l'IE. Une alchimie, en quelque sorte, entre une méthode et de l'intuition/de l'instinct, pour reprendre les mots de Claude Revel, qui fera du veilleur ou de l'analyste IE une personne clé au sein de l'entreprise.

Pour en savoir plus sur les définitions de l'IE :
"Knowledge Management et Intelligence Economique deux notions aux passés proches et aux futurs complémentaires" de Stéphane Goria (pdf)

lundi 9 juillet 2012

Publication de 2 nouveaux livres en Intelligence Economique

Nous avons le plaisir de vous signaler la publication de 2 nouveaux livres écrits ou coordonnés par des partenaires du Mastère Spécialisé en Intelligence Economique et Management des Connaissances ou membres du Centre Global Intelligence & Influence de SKEMA (GIISK).

Le premier (paru en mars dernier) coordonné par Eric Delbecque et Angélique Lafont, préfacé par René Ricol, s'intitule "Vers une souveraineté industrielle ? : Secteurs stratégiques et mondialisation" (éditions Vuibert). Ce livre passionnant, très documenté, est une réflexion approfondie sur les déséquilibres que doivent aujourd'hui affronter les économies, notamment l'européenne, et la notion de souveraineté appliquée à l'économie (présentation de l'éditeur ci-dessous).

Le deuxième, "Les diplomates d'entreprise" est un ouvrage collectif de l'Institiut Choiseul. Ce qu'on appelle couramment Business Diplomacy dans les pays anglo-saxons reste encore nimbé de mystère en France alors que c'est une nécessité absolue. Cet ouvrage très riche (présentation de l'éditeur ci-dessous) permet à vingt experts de la diplomatie d'entreprise, Directeurs de relations institutionnelles réputés (Sylvie Forbin de Vivendi, Igor Semo de Lyonnaise des Eaux, Gabrielle Gauthey d'Alcatel Lucent...), diplomates d'Etat (Caroline Malausséna), professeurs experts de la "chose" diplomatique (Viviane de Beaufort, Claude Revel)... de livrer des clés de leur savoir et de leur expérience. L'ouvrage est dirigé par Didier Lucas, Directeur général de l'Institut Choiseul.  

Présentation des éditeurs :

"Vers une souveraineté industrielle ? : Secteurs stratégiques et mondialisation" (Eric Delbecque et Angélique Lafont - Vuibert)
"La crise révèle les déséquilibres que doit aujourd'hui affronter le développement économique de l'Europe. Handicapés par leurs dettes publiques, les pays de l'Union peinent par ailleurs à faire face à la concurrence des pays « émergents ». L'économie de la connaissance ne suffira pas à préserver les intérêts technologiques et commerciaux des pays « occidentaux ».
En tout état de cause, notre pays se montre trop réceptif aux discours simplistes sur la fin de l'ère industrielle et le découplage politique/économie. Si l'État actionnaire a sans aucun doute vécu, si le protectionnisme de principe et le « nationalisme économique » apparaissent indiscutablement dangereux et inadaptés aux défis auxquels nous sommes confrontés, il semble tout aussi imprudent de ne pas comprendre que la « connivence » public/privé constitue le coeur d'une économie compétitive.
Le corollaire de cette idée est qu'il existe des périmètres stratégiques au coeur de l activité industrielle d une nation. Il est utile à la collectivité que ces derniers fonctionnent alors en observant des règles dérogatoires. Toutefois, dans un monde aux frontières poreuses, les « secteurs stratégiques » ne peuvent plus former uniquement une liste statique à la Prévert. L'État peut légitimement élaborer un système d'intervention ad hoc pour imposer un cadre particulier en tant que de besoin.
En résumé, il importe d'être plus ferme dans la conviction que nous devons rendre de nouveau légitime, dans les esprits, l'idée de souveraineté industrielle... Non pas celle de « souverainisme » industriel, ce qui n'a économiquement et politiquement aucun sens ! Il ne s agit pas de s'isoler du reste du monde, mais de promouvoir la réciprocité des comportements économiques.
"

"Les diplomates d'entreprise" (ouvrage collectif dirigé par Didier Lucas - Institut Choiseul)
"L’environnement des entreprises est marqué du sceau de l’incertitude et de l’imprévisibilité. Les transformations profondes de la compétition internationale et de ses règles imposent aux dirigeants de repenser la réflexion et les modes d’action stratégique. L’évolution des règles et des normes, l’exigence de responsabilité sociale, l’émergence de nouveaux compétiteurs figurent comme autant de réalités complexes. Face à la multiplication de parties prenantes qui exercent davantage d’influence, les entreprises s’organisent pour redéfinir des dialogues vertueux. Au carrefour du monde politique, du monde de l’économie et du monde des idées, les relations institutionnelles s’inscrivent comme une réponse au défi de la mondialisation. Cet ouvrage unique en son genre réunit les meilleurs praticiens, des diplomates, des experts et des chercheurs pour questionner le rôle social des diplomates d’entreprise."

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